Critique de spectacle

Les Femmes Savantes de Molière dans une mise d’Élisabeth Chailloux, une production du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Centre Dramatique National du Val-de-Marne

au Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’au 31 janvier

Un des premiers éléments qu’il convient ici de souligner, c’est la géniale interprétation de tous les comédiens. Il est important de souligner cette virtuosité du jeu qui emporte le spectateur à chaque moment, sans aucune sorte de « faiblesse » tout au long de la pièce. La réflexion dramaturgique est aussi finement élaborée, mais elle ne serait rien sans l’éblouissement que provoque chaque comédien, dans la maîtrise de son jeu et de son geste. Il s’agit là d’une véritable machine comique : Élisabeth Chailloux retrouve avec ses comédiens, ce ton langoureux et moqueur, qui manque à la plupart des mises en scène de « classiques » pour trop psychologisantes.

Cette pièce de Molière est travaillée dans le vif, et la metteuse en scène opère une réactualisation des personnages, ancrés dans une modernité proche des années 60, où la société dans son ensemble se renouvelle et notamment dans le rôle et le sens de l’engagement de la femme dans tous les ordres de la société, à se décharger de la tutelle masculine.

Le spectacle revêt cette pesante légèreté, celle d’une libération progressive des mœurs dont les deux jeunes femmes de la pièce Armande et Henriette incarnent l’expression unanime. En effet, le personnage d’Henriette est travaillé de manière à figurer l’insouciance avec un brin de vulgaire, tandis que son aînée Armande est la porteuse de sa propre combustion et en réalité en proie à un chagrin qu’elle emploie à cacher par des remontrances ou des diatribes très fortes contre ses « persécuteurs ».

L’intérêt de ce travail scénique, c’est que le sentiment d’abandon ressenti par Armande innerve la pièce, donnant ainsi à la comédie de Molière, les relents d’un infra-drame amoureux. L’isolement d’Armande de la vie « conjugale » est marqué par l’incarnation d’une mélancolie offerte au public au cours d’intermèdes chantés, accompagnés des pincements d’une mandoline. Le personnage existe bien à rebours des autres personnages, victime de son propre aveuglement et de sa vaine jalousie. En plus d’être une médisante comme Molière semble la décrire, la metteuse en scène semble ajouter à sa transparence quelque chose qui serait comme une piteuse alacrité, une inconsolable réjouissance d’être au-delà des choses du mariage, mais d’être seule jusqu’à cette extrémité.

La mise en scène opère par le biais de panneaux de toiles, une division en plusieurs endroits et permet selon l’affluence de la lumière de cacher et ou de trahir la présence des personnages, et de meubler la scène en divers mobiliers.

Ainsi l’intérieur épuré d’une maison est bien évoqué avec un secrétaire, une chambre, une bibliothèque, l’évocation du télescope de Bélise qui irrite tant Chrysale, ainsi que pour le terre-plein central, l’évocation d’un salon par la présence de chaises et d’une table ou s’empilent des livres.

L’espace central est pensé comme un lieu de joute, un lieu de conflit, où le véritable savoir, celui de la sagesse, devra prendre le pas sur celui de la « pédanterie ». Enfin, l’entrée ou la sortie des personnages s’opèrent par deux portes rouges qui sont suspendues dans l’espace.

Le couple central formé par Chrysale et Philaminte est ainsi rendu avec une grande mièvrerie. L’opposition entre les deux êtres ne se limite pas à un simple rapport de domination, en réalité la prétendue force de Chrysale reste tout au long de la pièce une pure chimère et un pur délire de puissance, la mise en scène dévoile cette chimère en montrant le déchaînement de Chrysale comme une pure comédie devant sa femme, emboîtant ainsi le pas à la suggestion d’un théâtre dans le théâtre si cher à la comédie classique.

Le rire éclate ainsi partout, à chaque instant, puisque la metteuse en scène a choisi de montrer les personnages comme des corps, et pas simplement des caractères, et c’est là ce qui rend grandiose le déroulement du spectacle. En effet, la succession rocambolesque des actions ne suffirait pas à elle-seule à créer l’atmosphère d’une comédie, c’est bien l’impéritie et l’irrévérence des personnages de la comédie qui lui donne son piment ou bien son amertume. Car ce que nous comprenons aujourd’hui des femmes savantes est semblable à ce que les contemporains de Molière devaient en percevoir, c’est à dire que la pièce nous montre toute l’obséquiosité qu’il peut y avoir à se confier à un savant ou à un prétendu-artiste, cette situation existe bien dans notre monde moderne, et Molière choisit de s’attaquer à ce qui outrage la pensée de l’art même. En cela, la figure de Trissotin est admirablement bien rendue, il n’est pas l’incarnation exagérée d’une pédanterie, il devient dans ce spectacle une sorte d’être affable et espiègle, faussement drôle et piteusement lourdeau.

La place des livres dans la mise en scène est aussi particulièrement sujet à vindicte, ils essaiment la scène mais ils ne sont pas lus, ils deviennent même par instant des projectiles, des objets que l’on jette pour signifier son mécontentement. Car s’il y a bien une chose que montre cette pièce, c’est l’aveuglement des femmes (en dehors d’Henriette et de Martine) et leur incapacité à exprimer la moindre parole aimante, trop imbues d’elles-mêmes qu’elles sont. En cela, la figure de Bélise est empreinte d’une pieuse délicatesse qui ne suggère aucun emportement dans le jeu de la comédienne, Bélise devient le jouet de ses propres fantasmes. Quant à la figure d’Armande, son changement et son passage d’un refus des choses du corps à l’expression du don corporel à Clitandre auquel elle s’offre toute entière, s’accomplit dans un tourbillon de pensée admirablement bien orchestré dans la direction d’acteurs.

Ce qui devrait être l’aveu d’une faiblesse, l’amour, s’exprime sous la forme d’une contrainte et d’un sacrifice ; c’est qu’ en réalité Armande est une figure du non-ressentiment, elle incarne en plus de l’innocence et d’une cruauté candide, une figure rhapsodique du drame, car le vrai drame se joue en elle, et on remarque dans ses répliques et dans l’interprétation de la comédienne, la naissance à l’amour de cette jeune femme, et c’est peut-être cela le plus touchant, mais aussi le plus triste, car cet amour naissant est aussitôt voué à la disparition.

Élisabeth Chailloux dévoile avec sa mise en scène de la pièce de Molière, un admirable travail de troupe, d’écoute et d’échange jouissif entre les comédiens qu’il est si rare de percevoir à un si haut degré d’intensité et de perfection. La metteuse en scène fait figure d’esthète et épure toute la préciosité qui caractérise les personnages de la fable en insufflant à leur interprétation la magie toujours renouvelée du théâtre, magique parce qu’il efface les limites du temps et de l’histoire, magique encore par son nécessaire accomplissement sur la scène, pour notre pur plaisir de contemplation.

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