Critique de spectacle

Arable dans un texte et une mise en scène de Karima El Kharraze par la compagnie A Bout Portant (VU à Théâtre en Mai à Dijon)

Deux femmes se partagent sur scène le récit d’une enfance et d’une adolescence troublée par le voile pesant d’une société scindée par des préjugés racistes et mécaniquement atrophiés par la représentation du réel.

L’espace ne présente aucune illusion, la réalité déferle avec une âpre sinuosité. Le spectacle reflète l’histoire personnelle et intime de la dramaturge, avec une très belle justesse qui évoque des morceaux de souvenirs, des fragments de peurs et d’angoisses, des frustrations, une sorte de va-et-vient terriblement circonspect. Le texte révèle une sorte de combat intérieur plein d’une animosité qui trouve ses fondements dans l’expression du jeu des comédiennes, qui jouent ce texte de leurs corps, mêlées à la brutalité harassante du décor qui figure des grilles de chantiers. C’est dans cet espace en chantier, que l’identité poétique du personnage tente de trouver sa place, dans la fissure indicible et presque normée d’un pays plein des stéréotypes enlisés dans les relents d’une culture de la méfiance envers l’arabe et son environnement familial.

Le texte caractérise cette confrontation avec le pays natal et la dramaturge montre bien avec son texte combien ce rapport difficile à l’altérité vient de la violence imprégnée dans le verbiage et le mépris.

La figure du père montre avec l’expression d’une douleur imperceptible, toute la difficulté à ouvrir et à voir l’horizon dans une atmosphère feutrée, suspicieuse et plein d’une volonté de disjoindre le corps de l’esprit par la religion, dont l’auteure montre avec simplicité, combien elle est inconsistante et ne dépend que d’un joug tortueux. La forme même du texte affirme une totale liberté, et ce récit symbolique raconte bien l’histoire d’une blessure sans plaies, sans sang, enracinée dans l’expression d’une totalité libératrice et authentique.

L’écriture révèle une sorte de désenchantement qui construit et étaye l’enchantement et l’éveil au monde du personnage autobiographique et scande la victoire intime de son identité dans un monde figé et paralysé par les déconvenues fielleuses et scrupuleuses d’une morale abâtardissante.

Ce texte, c’est le récit d’un épanouissement, la traduction foisonnante et poétique d’ une construction de soi. Une anecdote singulière révèle cet univers violent et menaçant qui est marqué par l’impossibilité de vivre son amour à soi, et non pas dans le regard des autres empreints d’une loi salique rétrograde et barbare. Cet univers familial se révèle comme une sève irréductible pleine d’une dilection que l’émotion théâtrale permet de soutenir et de faire grandir avec le cœur attendri des spectateurs.

Pour expliquer la beauté et la grande puissance du texte, je ne résiste pas au plaisir de citer Pierre Reverdy, dans Cette émotion appelée poésie :

« C’est dans cette lutte contre le réel tel qu’il est, où se trouve engagée la conscience humaine, que s’affirme l’utilité du poète et que la poésie naît. C’est dans ce sens qu’elle sert – non pas à telle ou telle chose particulière à qui l’on voudrait étroitement la contraindre ou l’enchaîner, mais comme manifestation du besoin irrépressible de liberté qui est dans l’homme – c’est elle qui lui sert le plus efficacement à se libérer. La poésie a toujours été la conséquence du malaise que certains êtres, parmi les êtres, éprouvent, et à un certain degré plus intense que tous les êtres , au contact du réel ; une tentative de réduire ce réel à quelque chose de ductile, de souple, que l’on puisse former, transformer et étreindre à sa guise »

La mise en scène quant à elle est d’une composition pleine d’une puissance que le texte confère à chaque objet, les chants qui ponctuent le spectacles en off, ou même chantés par les comédiennes et les simili sublimes entre l’arabe et le français créent cette arabilité, cette possibilité de faire germer la liberté et de sarcler l’ignorance et la bêtise. C’est ce projet originel qui traverse ce spectacle, dont l’ampleur grandit sans cesse au travers de la verve tranchante et tranchée du texte Karima El Kharraze.

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