Critique de spectacle

Le Songe de Sonia, une création du théâtre KnAM dans une mise en scène de Tatiana Frolova

Au théâtre des Célestins

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La pièce se construit autour de la trame d’une nouvelle de Dostoïevski, Le songe d’un homme ridicule et s’élabore conjointement dans ce qu’on pourrait appeler une sorte de griffonnement miroitant avec l’histoire réelle de Sonia, femme de l’entourage des artistes du KnAM, dont le lieu d’origine même se trouve dans les profondeurs australes de la Russie à Komsomolosk-sur-Amour. La pièce se déroule en russe, langue dont on perçoit la puissante fébrilité.

La matière théâtrale se trouve puisée dans les affres de l’homme et dans ce qu’on appelle communément le suicide, sans pourtant pouvoir toujours dévisager la réalité et la souffrance qui se cachent derrière ce mot. Tatiana Frolova avec ses comédiens nous plongent dans cette intériorité interdite en montrant avec une étreinte grinçante, le dépit et l’horreur vécus par un personnage quand il décide de mourir, et comment dans un ultime soubresaut, il peut décider de revenir à la vie et se rendre compte de son acte. Cette pièce nous invite à réfléchir sur la liberté de s’abandonner et la jouissance apaisante d’un tel acte pour mettre fin à une tension indépassable, celle de la parole de l’autre égorgeant toute tentative d’amour. Il ne reste plus que le souvenir, ce songe flageolant que tout le monde rêve de faire, celui d’un monde déchu de l’orgueil et d’une lubrique grimace de bonheur officinal.

Ce monde transfuge et invisible est ainsi sondé par ses ombres désirantes que sont les comédiens, qui déchirent et fragmentent l’espace scénique pour construire une trajectoire, la volonté de montrer et de rendre perceptible le déni comme pour peler les apparences et en hérisser avec une sorte d’ivresse mélancolique, les véritables lambeaux de chairs, en faisant ressortir les vaisseaux sanguins : toute cette magie pragmatique s’opère dans la création scénique à travers l’ensemble des procédés dramaturgiques. L’environnement vidéographique avec un faisceau de caméra qui se répondent entre elles et qui infusent les images sur l’écran pour créer une seule et même fraction, ainsi que la projection filmique sur un morceau de tôle martelé d’une couleur jaune vivace qui vient accentuer le spectre d’une forme humaine pendue par les pieds et dont l’inachèvement perplexe peut nous évoquer les figures cauchemardesques de Munch, constitue la base organique de ce travail.

La pièce ainsi se déroule comme un témoignage qui alterne le récit de Dostoïevski, interprété sur le mode du monologue intérieur par les trois comédiens, dont les voix finissent par se confondre pour créer une même entité dramatique. La deuxième instance procède des réflexions des comédiens sur l’histoire de Sonia, personne réelle dont l’on voit apparaître sur l’écran des morceaux d’existence, à travers notamment des vidéos, des paroles rapportés de médecins, des photographies que l’on monte et que l’on démonte, tout cela forme ce que l’on pourrait appeler un album.

Toute cette mise en scène fusionne en cette idée d’album, en ce qu’elle est un acte de mise en perspective d’une question sociale et assumé en tant que tel par la troupe du KnAM. La scène devient donc ce lieu composite et fragile dans lequel s’amoncellent, se superposent les élans d’univers artistiques divers : dispositif vidéo, scénographie, peinture, musique, et ce qu’on pourrait appeler une visée documentaire propre à rendre compte d’une réalité frigide.

Ce balancement entre réalité et songe, entre d’une part la fable littéraire d’un visionnaire qui a son époque avait dèja sondé cette question du suicide, et le dévoilement d’un fait divers terrible, fait de cette pièce une tragédie parabolique, à travers l’évasion de ce songe mystérieux, qui évoque en chacun de nous des moments de notre propre existence, des fragments de nos propres interrogations.
Les comédiens à travers cette tragédie de l’instant, partagent dans le mystère terrestre, les masques, les secrets, la passion et insistent dans leur récit sur l’existence à venir à laquelle on consent hypocritement sans se remettre en question lorsque l’on veut mourir. Le Songe qu’il nous racontent ici se montre plus vrai, plus généreux, plus lucide que la réalité, ce songe est loin d’être un regard lointain ou seulement imaginaire, il évoque en nous des souffrances sur lesquelles on n’a pas l’habitude de mettre des noms, par pudeur, par discrétion. Cela se résume par un dilemme constamment asséné au spectateur « Fight or Flight », qui revient presque à ce dilemme d’Hamlet qui pense constamment à la mort par peur d’agir face au combat qu’il doit livrer face à l’hypocrisie du monde, qui prend sa souffrance pour une folie capricieuse.

La pièce se transforme presque en procès à l’attention d’humains tels que nous qui ne prenons pas suffisamment garde à l’équilibre psychique de nos proches, à nous qui dans la hautaine assurance de notre bonheur individuel, refusons de voir les blessures intérieures des regards qui saignent d’amour. Là se trouve le récit de la vie de Sonia, la fragilité de sa voix qui s’étouffe sans cesse entre un rire nerveux et des pleurs qu’elle refuse de lâcher, le récit de son acte par elle même, le récit de son coma par les images et les voix des comédiens et enfin de son retour à la vie, de cette vie « qui recommence par un mensonge », celui de faire semblant de regretter et de pardonner à ses proches son acte, comme si d’un coup l’on pouvait retrouver le désir de vivre dans le souvenir de sa mort.

Tatiana Frolova avec sa troupe crée ici un spectacle qui blasphème les apparences, et qui en cela incombe à la poésie, celle qui frôle l’incertitude, le doute, le mensonge, cette poésie qui fait que en nous s’opère sans qu’on y prenne garde, un gémissement intense dans nos corps qui restent pour trop sourds à la douleur de l’autre.

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