Critique de spectacle

Bettencourt Boulevard ou une histoire de France écrit par Michel Vinaver et mis en scène par Christian Schiaretti (création du TNP)

Au TNP jusqu’au 19 décembre

Le spectateur se trouve plongé dans une intimité fictive, celle de personnages véritables vivant aux cœurs des scandales financiers les plus salaces. Pourtant, il ne s’agit en aucun cas dans ce travail d’une forme documentaire ou documentée de théâtre, ni même de porter un regard critique sur l’affaire, les personnages s’en chargent à notre place, avec au sein de ces conflits financiers, l’urgence de bonnes âmes propres à dénoncer les agissements suspicieux de leur « patronne ».

Le texte de Vinaver nous plonge dans une fresque légendaire et épique, et la mise en abîme constante du théâtre et les liens qui sont établis par le chroniqueur entre la tragédie grecque et l’affaire Bettencourt viennent renforcer cette portée épique du drame, qui exprime les convulsions de personnages en proie à eux mêmes, dévastés par une forme d’hubris monétaire drôlatique.
Et pourtant, c’est sans doute cela toute la grande subtilité du travail d’écriture entremêlé à celui de l’acteur, les véritables motivations des personnages sont assez peu discernables, en tout cas pour certains, dont on ne sait pas bien comment compter leur attachement à la personne de Liliane, ni même estimer leur affection. Les personnages les plus ridicules sont en réalité les plus affables, il s’agit entre autres de Patrick de Maistre, de Sarkozy, Eric Woerth, et chacunes de leurs attentions sont parfaitement comprises, ils agissent en pleine lumière et cela en fait véritablement les bouffons de la pièce.

En revanche pour les autres personnages, rien n’est moins sûr : entre ceux rongés par la culpabilité, d’autres qui affectent un faux-semblant d’amour, le personnage central de Liliane Bettencourt se trouve comme une sorte de bête qu’on équarrit peu à peu, et qui semble perdre ses facultés mentales. Cela en fait un personnage rêvé pour un dramaturge qui va pouvoir instiller cette perte de repères jusqu’à conclure à une perte tout court de ses moyens à la fin de la pièce, et le chroniqueur d’ironiser qu’à l’époque de la tragédie, il n’y avait pas d’experts médicaux capables de juger des facultés mentales d’une personne.

Si le drame consiste bien en un miroir réfléchissant, il permet ici de montrer notamment à travers un lyrisme emporte-pièce (ceci n’est pas une critique mais au sens où le lyrisme se rapproche plus d’une sorte de sarcasme mielleux), à travers ce récit policé néanmoins assimilable à une sorte de ballade numéraire en différents tableaux du chroniqueur, ces éléments permettraient d’expliquer toute la matérialité du texte. Le conflit (en tant qu’il existe dans le réel et au sein de notre actualité médiatique) n’est pas véritablement dans le texte, il n’est qu’à l’état d’ébauche, le metteur en scène a su insuffler à ses personnages des fissures, et sa mise en scène réduite aux déplacements de panneaux fragmentés, colorés, opaque ou translucide, permet d’insérer la pièce non pas dans un endroit en particulier, mais dans un espace à géométrie variable. De même que la disposition des chaises qui révèle toute son efficacité au cours des scènes chorales, permet de créer non pas un espace uniforme (ce qui serait la disposition des chaises dans une classe ou même la disposition des fauteuils pour le public), mais justement un espace surplombant qui montre le décalage des personnages entre eux et renforce peut-être une solitude de plus en plus grande qui vient boursoufler la veille dame.

Le texte fait pourtant écho au passé que l’on pourrait aisément dire « obscur » de notre pays et raconte l’histoire de deux ancêtres de la famille aux antipodes de l’histoire, l’un rabbin qui raconte son voyage vers les camps de concentration, simplement ce passage de « marchandise », et l’autre Eugène Schueller, plutôt collaborateur au cours de l’occupation. Il dévoile avec une impéritie assurée, comment les poursuites contre lui et plus tard contre André Bettencourt, son gendre et mari de Liliane ont pu ne pas aller plus avant et les blanchir, alors que leurs agissements au cours du conflit étaient plus que suspect.

C’est là qu’on retrouve cette filiation de la présente affaire et Vinaver de montrer que les liens qui unissent la haute finance et la politique sont encaqués jusqu’à la moelle, cette moelle étant l’argent, dont l’extension semble sans limites. Sans encombrer sa trame de l’ensemble des scandales financiers de l’affaire, Vinaver glisse subtilement des petites références au monde de l’art à travers la fondation de François-Marie Banier en tant qu’elle est irriguée par la firme multinationale.

En demi-teinte, Vivaner dans ce texte dresse un portrait de l’Histoire et montre à travers le récit en mettant en place tout un questionnement éthique pour le spectateur, comment la société d’après-guerre a pu blanchir tous les hauts notables qui avaient participé à la collaboration en faisant d’eux à un certain degré des héros de la résistance… C’est bien toute cette armature d’une mémoire historique qui est convoquée dans le texte et que le metteur en scène a choisi de montrer, à travers de simples voix en fond de scènes révélées par l’obscurité, ou par la fragrance de danseurs polycarpiens qui sèment au milieu de ce vaste espace de vanité, non plus la contrition de valets prêt à tout pour dépouiller leur patronne, ou celles de bienveillants cuistres prêt à servir la gloire de « leurs entreprises ».

Les comédiens incarnent au cours de ses différents tableaux, non pas une actualité frémissante, mais une forme de déchéance humaine qui dépasse tout le monde, et c’est peut-être aussi tout le sens de cette distance des comédiens, qui bien qu’au cœur d’une vraisemblable tragédie, n’en sont pas moins empreints d’un jeu léger, caricatural parfois et qui se rapprocherait d’une forme de théâtre comique. Parce que rire de cela, faire du théâtre à partir de cela, n’a peut-être pas grand chose à voir avec le théâtre, mais le théâtre est justement l’espace où la cité se confronte avec ses tabous, avec ses interdits, et concernant les interdits d’aujourd’hui, ils ne sont pas tabous seulement en tant que règles morales, mais surtout en terme de pouvoir d’achats et de finances. Mêler l’hubris à la haute finance et aux cercles du pouvoir politique, et créer une tragédie symptomatique de la crise que nous traversons aujourd’hui, c’est là la concordance qu’ont su objectiver le metteur en scène et sa troupe, en montrant à travers un ensemble de cheminements et d’escarpes, non pas la honte liée à la représentation de tels esclandres, mais la fragilité douloureuse et tumultueuse d’êtres qui vivent au sein de ces turpitudes. Ils ne sont certes pas à plaindre, mais ils font grandement pitié, et c’est peut-être là la grandeur du théâtre, ne pas juger mais montrer les limites avec une froide lucidité, de tels phénomènes liés à un capitalisme fantasmagorique.

Peut-être que l’affaire Bettencourt (la vraie) exprime les fantasmes liés aux représentations de la richesse, mais la dramaturgie de Vinaver et de Schiaretti dans Bettencourt Boulevard dépouille cette histoire du parfum même du scandale et en fait une fable amère, contre toute idée d’une logique à l’oeuvre ou de largesses qui récompenserait le dévouement et le sacrifice, ils en écartent au contraire la clinquante pitrerie, pour en garder seulement la trace, l’évocation, et faire de cette affaire, non pas une simple caricature ou un simple exposé d’agissements, mais la révélation tout entière de ce que le politique, en tant qu’il n’existe que par cette haute finance, n’est que veulerie et opportunisme.

On pourrait multiplier les qualités dramaturgiques de cette pièce, incarnée avec parcimonie par les comédiens qui néanmoins dans le creux de cette puissante alchimie, parviennent à ne pas se faire totalement écrasés et à garder une quiétude de jeu mais qui n’est peut-être pas assez en écho avec la dramaturgie du texte et qui manque grandement d’ampleur, un simple détail qui n’empêche en rien d’apprécier ce spectacle et le dévoilement de ses sourdes manigances.

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