Critique de spectacle

Les affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau dans une mise en scène de Claudia Stavisky, une création du Théâtre des Célestins

Au Théâtre des Célestins

Il s’agit d’une pièce atypique qui pourrait être assimilée à un drame bourgeois, ou qui du moins se rapprocherait par son thème et ses personnages d’un drame bourgeois, puisque la trame se noue autour d’une famille. Il s’agit de la famille Lechat, dont le père, véritable magnat sous toutes ses formes, incarne la figure d’autorité. Il représente la figure du self-made-man dont la lucidité, la franchise et la tapageuse tranquillité peuvent expliquer le succès de cette pièce depuis sa création au début du XXème siècle.

Le succès de la famille et du père deviendrait presque semblable aux ressorts d’un mythe, mais bien réel lui d’un homme d’affaires influent, possédant un journal et dont les méthodes économiques et l’action politique pourraient lui assurer un succès électoral. L’auteur dresse le portrait non pas simplement d’un capitaliste sans scrupules mais surtout d’un homme impitoyable et plein d’une assurance imperturbable.

Le décor dans son ensemble évoque non sans quelques touches d’humour, le syncrétisme bizarre du personnage principal, empêtré d’une passion sans borne pour le luxe et la richesse clinquante d’une aristocratie sclérosée dont il veut s’arroger les biens. En témoigne son palais, ici rendu par de simples arches bleues aux ornements dorées d’un goût excessif avec un écran en fond de scène qui dresse des images du ciel, métaphore du temps qui passe. En dehors de ce palais où se déroule les premiers tableaux, les autres tableaux se déroulent dans des espaces au décor beaucoup plus moderne, au mobilier plus « actuel ». Quelques éléments ou objets d’un goût ancien viennent pourtant se morfondre dans cet ensemble moderne et assez épuré. L’ensemble du château dans lequel se déroule l’action est d’ailleurs évoqué dans une sorte de vidéo interactive où Isidore Lechat commente l’étendue et les projets de son domaine, en bon promoteur qu’il est aussi. Ainsi, le décor rend bien compte avec ironie du luxe ambiant et diffus qui caractérise l’environnement du personnage.

La pièce se déroule ainsi en une succession de tableaux dont les rouages sont clairement établis dans la dramaturgie et dans la direction d’acteur :

La figure de la fille d’Isidore Lechat docilement interprétée par Lola Riccaboni est imprégnée par la critique récurrente des affaires de son père ; ce qui au premier abord pourrait ressembler à des scènes d’amours ne fait qu’exhaler l’obsession dont elle fait montre, à exprimer tout le dégoût que lui inspire son père. Elle est peut-être le seul personnage à posséder encore « une conscience », ce dont les autres personnages sont plus ou moins dépourvus, carence que l’on devine dans toutes leurs tergiversations plus ou moins dolentes, qui ponctuent la pièce.

En effet, qu’il s’agisse des hommes d’affaires qui prétendent berner « l’inbernable », ou de Madame Lechat qui souffre presque de bipolarité sociale en étant une femme de mœurs simples chargée par l’étiquette de se transborder en semi-précieuse, ou encore des figures de nobles qui affectent un faux semblant d’incorruptibilité et d’honneur, tous ces personnages fonctionnent en trompe l’œil ; ils sont justement marqués par un état d’incertitude, et c’est sans doute là la grande force du travail d’acteur, c’est que chaque comédien a su, dans ces figures de personnages incertains, changeants, trouver de l’assurance, donner à chaque expression, une consistance, une forme dont l’apothéose se trouve dans l’interprétation de François Marthouret, qui confère à son personnage Isidore Le Chat, non pas de l’exubérance mais du charme, non pas une dureté ou une fermeté grinçante, mais plutôt une fragilité implacable, sévère, impérieuse.
De part cette interprétation en clair-obscur, la metteuse en scène ne s’est pas obscurément intéressée au ressort comique de cette pièce (qui reste au demeurant fort divertissante). Il semble que le travail se soit davantage tourné vers la volonté de raconter une histoire et de croiser tous les échanges, afin de peu à peu construire la déchéance ou l’irrésistible ascension de ce personnage mégalomane, pur produit de son époque, qui finit par se retrouver seul avec ses millions.

La véritable tragédie, c’est le drame familial terrible qui survient à la fin de la fable autant dans la mort du fils que dans la fuite de sa fille. Ces catastrophes ne forment aucune sorte d’entrave à la poursuite de ses affaires. La scène finale est en cela admirable, elle en fait un personnage que la tragédie n’affecte pas autant qu’elle devrait l’affecter. La tragédie n’a pas d’emprise sur lui, il n’y succombe pas. Cette idée nous renforce dans la fertilité de ce « proverbe » qui titre la pièce « les affaires sont les affaires » et qui devient dès lors une sorte de repère infernal du personnage, incapable non pas seulement de compassion, mais d’humanité.

Le plus impressionnant avec ce texte, c’est qu’il rejoint l’actualité et les affaires médiatiques qui irriguent notre quotidien et qui chaque jour, dévoilent un peu plus les travers de notre société déréglée. La metteuse en scène n’a donc même pas besoin de forcer le trait pour que le spectateur puisse reconnaître dans cette figure d’homme d’affaires (journalisme, politique et industrie), le lot de ceux qui dirigent le monde ou qui prétendent en incarner le renouveau.

La pièce d’Octave Mirbeau se trouve ainsi rendue avec un travail très jouissif sur l’échange et la complaisance des personnages, qui s’opposent à la toute franchise d’Isidore Lechat, à la rage de sa fille et à l’ingénuité de sa femme. Il s’agit surtout de l’histoire d’une communauté brisée dont les seuls rapports sont monnayés ; même entre un père et son fils, la relation est mutuellement intéressée et ne relève plus d’un rapport de filiation.

L’auteur montre avec cruauté comment le fric a pu « pourrir » les rapports entre les membres de la famille en montrant les deux extrêmes : un fils corrompu et une fille revêche, il rend compte de la manière dont cette famille parvient difficilement à faire société, à paraître dans la collectivité en tant que famille. Il me semble que Claudia Stavisky a dépêché sur scène l’instant où chacun des personnages peuvent être confrontés à leurs propres limites, retranchés dans leurs propres apprêts. C’est cette matière théâtrale de l’incertain, mais aussi de l’imprévisible qui donne à cette pièce les accents d’un drame mais en tout en douceur et en affabilité, et non pas fracassant. C’est ce travail sur la simplicité et la continence des comédiens qui est sans doute le plus jubilatoire, et c’est une chose rare de voir à l’oeuvre au théâtre une maîtrise aussi farouche des pulsions.

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