Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN, Spectacle du TDB, Théâtre en Mai 2016

Ceux qui errent ne se trompent pas par la compagnie Crossroad dans une mise en scène de Maëlle Poésy

( Vu au théâtre Mansart dans le cadre du Festival Théâtre en Mai à Dijon )

Ce spectacle dévoile une écriture fantasmée, décrit un univers à la fois feutré et épanoui, un monde privé d’accablement et pourtant accablé par une politique délétère. Il s’agit d’une fable poétique dont l’écriture menée par Kévin Keiss en collaboration avec Maëlle Poésy emprunte à l’univers apocalyptique et poétique de José Saramago dans son roman La Lucidité.

La fable projette des individus dans une société semblable à la nôtre, où le résultat des élections provoque un tohu-bohu : dans la capitale, les gens ont votés blanc massivement au point d’empêcher toute légitimité de représentativité au gouvernement en place.

La pièce se déroule alors que les politiciens au pouvoir essayent de faire face à cette crise et de l’endiguer par des mesures de plus en plus restrictives et autoritaires, jusqu’à assiéger la capitale et espérer la destruction de la rébellion ; le parallèle avec l’histoire de la Commune est d’ailleurs assez bien mené. La pièce corrobore un tissu qui interpelle sans cesse notre mémoire collective, ce qui donne d’ailleurs une grande force au spectacle et renforce son acuité et sa lucidité. C’est à la fois un spectacle où se mêle la politique et le théâtre puisque certaines situations et notamment dans l’érection des images scéniques créent des parfums suaves, des univers cosmiques, qui sont autant de préséances poétiques qui s’imposent et ouvrent des possibles dans nos imaginaires de spectateurs.

L’histoire et l’intrication des événements, la multiplications des situations, et l’émergence de protagonistes aux empreintes politiques différenciées font de cette pièce une sorte de thriller politique à la fois sordide et pénétrant. On sent dans l’univers théâtral inventé par les comédiens et l’ensemble des techniciens, qu’il y a une sorte de surplus, une sorte d’outrance qui nonobstant l’absurdité que pourrait engendrer de telles situations, choisit de dépasser la simple caricature, d’outrecuider les limites même de la théâtralité, de dépasser le cadre d’une réalité viciée : c’est précisément à cet endroit que le théâtre devient poésie, rompt l’accoutumance du monde euphonique auquel nous survivons chaque jour ou qui nous survit sans que nous puissions y changer quoi que ce soit pour l’instant. Le théâtre devient dès lors un véritable lieu de questionnement ou l’itinéraire des personnages nous interroge sur notre propre vie, sur nos fausses certitudes et sur notre bienséance morale bercée par de douces et rassurantes illusions démocratiques.

La mise en scène délimite et fait s’amoindrir ces espaces de discours entre l’intimité d’un cabinet ministériel qui se déchire et est contraint à la fuite, la placidité haineuse et méprisante du jeu des médias bientôt supplantée par la frêle innocence d’une journaliste qui s’émancipant du commentaire médiatique laisse libre court à sa parole, informant les gens d’une nouvelle matière naissante, et la turpitude d’un enquêteur Émile Lejeune qui finit par abandonner son enquête se rendant compte de la vanité orgueilleuse du pouvoir et de ses minauderies, entre tout cela émerge une matière poétique fragmentée. La pluie ne cesse de tomber et la scène devient dès lors un vaste bassin, où bientôt s’ébrouent des plantes, se crée de nouveaux espaces. Les images créées ne procèdent plus d’un simple décor, elles créent un univers mystique dont la douceur et la mansuétude hallucinée irriguent nos pensées de l’espoir qui fait rage en nous, entre la peur, la circonspection et la liberté insolente et belle qui jouirait en nous.

Le spectacle recèle également de quelques moments drôles liés à des références latines. Même si le texte comporte quelques zones d’ombres non-élucidée, en tout cas pour moi (peut-être une recherche trop formelle et une écriture parfois trop candide qui déleste l’intensité pourtant croissante de la fable) il n’en reste pas moins que ce spectacle embrunit le spectacle de notre démocratie et en démonte les mécanismes violents et totalitaires avec humour et gravité. Situé dans une société futuriste ou projeté dans un univers dystopique en totale contradiction avec les valeurs de la démocratie, ce travail comme toute œuvre poétique et théâtrale nous dresse un portrait satirique de notre société tout en ne jugeant pas la vanité des hommes, et en ne surenchérissant pas sur l’hypocrisie ambiante. Elle ne laisse peut-être pas assez libre parole aux citoyens qui ont massivement votés blancs, peut-être est-ce pour renforcer l’impérieuse confrontation qui les oppose au bras de fer que s’imagine le gouvernement pour les détruire à la racine, mais il manque tout de même cette parole de lucidité ; elle n’est là qu’en suspens, silencieuse, une sorte de jaillissement éteint. Les personnages des ministres parlent même de blancheur immaculée, c’est à dire d’âmes innocentes animées d’un souffle unanime. La répression de ce mouvement blanc dans la capitale est traité avec une lucidité qui montre que les dramaturges ont essayé de saisir les enjeux d’une telle dérive et d’en penser les possibles conséquences, de les imaginer en se servant d’une kyrielle d’univers tel que l’Ange Exterminateur de Buñuel ou encore Pasolini démontrant avec force l’ironie de l’impuissance, la seule vraie tragédie de l’humanité.

Ainsi ce spectacle, même s’il souffre de quelques petites longueurs et d’une sagacité parfois un peu trop mielleuse, n’en reste pas moins un excellent orage ( la didascalie shakespearienne still the storm pourrait caractériser ce texte dans son ensemble). Il demeure en nous le souvenir d’une tempête de sycophantie face à un soleil d’espérance et d’indépendance, le jeu des comédiens nous dévoilant avec éclat la précarité du pouvoir politique.

Comme l’écrit Olivier Py, «  le théâtre est une vérité errante dans le siècle » et ceux qui errent ne se trompent pas !

Laisser un commentaire