Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN

Les Âmes Mortes d’après le roman de Nikolaï Gogol dans une adaptation et une mise en scène de Kirill Serebrennikov par Le Gogol Center de Moscou

Jusqu’au 23 Juillet à la Fabrica

L’année dernière, nous avions pu découvrir une adaptation d’un film de Lars Von Trier, Les Idiots. Cette année, Kirill Serebrennikov nous livre son adaptation du roman de Nicolas Gogol. Le roman en soi est un morceau de bravoure, une sorte de parcours loufoque d’un homme nommé Tchitchikov qui veut acheter des âmes mortes aux différentes seigneuries qu’il croise sur son chemin pour se constituer un patrimoine de paysans « sur le papier » profitant de la lenteur d’un système moyenâgeux qui met plusieurs années avant d’effectuer le recensement des morts. Ses motivations restent pour le moins étranges et la pièce arbore une sorte d’humour noir, une sorte d’état des lieux grinçant des relations entre les différents propriétaires. La lecture de ce roman qui remonte à quelques années m’avait laissé la trace impérissable d’une sorte de portrait satirique de la Russie de la fin du XIXème, ainsi que l’image d’un roman d’une lucidité poétique saisissante et extrêmement comique.

Comme c’était déjà le cas dans les Idiots, on pourrait dire dans cette adaptation se trouve être de surcroît l’épanchement d’une véritable écriture, et que la source constitue bien plus un matériau plutôt qu’une véritable trame. En effet, le roman de Gogol décrit un long parcours, et le metteur en scène a par exemple choisi de retirer toutes les scènes où les différentes notables se retrouvent pour accueillir le visiteur incongru. Ce qui est assez troublant, c’est qu’il est fait mention de ses personnages, notamment lorsque Tchitchikov veut s’introduire auprès d’un notable et qu’il nomme et tente de louer les vertus de ces mêmes notables pour s’attirer la sympathie de son interlocuteur. Or, il est à mon sens assez dommageable de n’avoir gardé dans l’adaptation que les scènes où le personnage central se retrouve confronté aux seigneurs locaux pour faire ses demandes révélant plus au moins la désaffection du pouvoir, figures parfois exécrables ou déchirantes d’un système politique désuet et impuissant. La dimension satirique du roman semblable aux scènes de Salon que l’on retrouve dans le Révizor par exemple a été totalement élucidée : elle est intégrée au récit, mais elle ne fait pas l’objet d’une scène incarnée.

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Le roman est lui même un roman en queue de poisson, mais garde une certaine tenue parce que la clarté du cheminement et la lucidité des portraits permettent d’accéder à un récit burlesque et sensible. Ici, la barrière de la langue et le sur-titrage ne permettent pas véritablement de saisir tous les enjeux de l’histoire, ni même d’expliciter les liens hiérarchiques qui existent entre les différents personnages. L’adaptation n’a rien de pédagogique et d’accessible, elle est de fait singulièrement adaptée à un public russe, et d’ailleurs le metteur en scène n’en n’est pas dupe et reconnaît qu’en Russie, cette pièce provoque davantage de rires parce que les gens y reconnaissent quelque chose de proche de leur contemporanéité. En Avignon, le spectacle reste assez plaisant mais sa réception reste assez compliquée en raison de l’incompréhension d’un ensemble de choix dramaturgiques.

Au demeurant le spectacle dure déjà deux heures vingt, mais il me semble que l’adaptation marque un détour certain par rapport à l’œuvre, notamment en évacuant la critique du régime des Tsars et de l’affairisme des petits seigneurs qui constitue véritablement la base du roman de Gogol. Au demeurant, les différents portraits des différents seigneurs devant lesquels Tchitchikov expose ses demandes, participent évidemment d’une critique et d’une ironie mordantes, mais l’évolution des comédiens, la tentation cabaret et burlesque de la dramaturgie ajoute à mon sens une sorte de décadence métaphysique qui n’est absolument pas présente dans l’œuvre. L’œuvre de Gogol expose simplement les faits, la vision qu’en donne le directeur du Gogol Center explose les situations, leur fait perdre à mon sens toute la subtilité qui fait la grandiloquence de ce texte.

Le travail scénographique est assez révélateur de l’univers bancal qui imprègne la scène. On découvre alors une sorte de plateau quadrilatéral flanqué d’un cadre et d’un fond, créant ainsi une sorte de boite close sur elle-même. Tous les rôles même les rôles féminins sont incarnés par des hommes non sans une certaine candeur ou sans accentuer les traits acariâtres d’une vieille veuve, ce qui donne à l’ensemble un caractère ridicule, le travestissement des hommes en femme ou en vieille renforce l’appétence burlesque du travail.

L’incarnation des comédiens reste très puissante et leurs atermoiements forment autant de caricatures comiques, mais l’ensemble est trop effréné, et le comique loufoque ne prend pas sens partout. Il y a aussi dans ce texte beaucoup de désespoir, l’auteur irradie une vision noire et désespérée de la Russie : le metteur en scène aurait voulu porter une attention particulière aux envolées lyriques, mais son attention est décalée. En effet les envolées lyriques constitue des moments de déploration ou même encore de fascination, or nous n’avons pas accès aux pensées du personnage comme dans le roman. Le personnage ne pense pas ici, il agit seulement, ce qui fait perdre le lyrisme du texte plutôt que de le renforcer.

L’alternance avec des moments chantés apporte des nuances intéressantes dans la dramaturgie, mais ses chants sont vides, ils ne nous disent absolument rien de l’histoire qui est en train de se passer. Néanmoins, l’incarnation de Nozdriov poursuit quelque chose de précaire, elle exploite la volonté d’une amitié sincère rendue impossible et vaine par l’hypocrisie et le mensonge. Le personnage central du roman est un être austère, et le metteur en scène ici lui a rendu sa légèreté, on sent sans cesse dans son jeu l’angoisse mais aussi une conviction rompue à toute épreuve. Le metteur en scène et sa troupe nous livre une adaptation mesurée de l’œuvre de Gogol aux traits burlesques accentués et évacuée de tout fondement politique. La mise en scène et la direction d’acteurs possèdent cet excès achevé, quelque chose d’insolite et de salvateur, tout se crée en décalage, et ce décalage nous fait percevoir des horizons inconnus et parfois inaccessibles…

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