Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN

Lotissement de Frédéric Vossier dans une mise en scène de Tommy Milliot par la Compagnie Man Haast

Lauréat du Prix Impatience 2016 au Gymnase du Lycée St Joseph

Ce travail théâtral s’appuie sur un texte fragmenté, se construit au fil d’un séquençage qui se donne à voir à travers une trame vidéo incomplète et parfois en non-clair. Le travail dramaturgique s’ajuste à un travail de voyeurisme, voyeurisme du spectateur qui s’introduit dans le voyeurisme du fils qui lui-même tenter de percer l’intimité de son père et de sa nouvelle compagne, qu’il désire secrètement. Il y a une véritable tension qui se crée entre les différentes médiations du voyeurisme et le récit, l’histoire qui voudrait se réaliser, mais ne saurait jamais commencer. La pièce nous montre des individualités contradictoires, qui sont à la frontière de leurs propres possibilités et qui s’acceptent, s’accommodent, même si parfois la violence imprègnent leurs relations, ce qui est le cas de la relation entre le fils et son père. On retrouve donc trois comédiens qui nous irriguent de leurs billevesées, incarnant des personnages aux fantasmes éteints ou assiégés par une banalité accaparante. Le lotissement nous évoque aussi ce lieu clos, lieu d’errance où chacun se terre chez lui sans aller à la rencontre de l’autre. Le texte nous propose une sorte d’immersion dans un espace feutré dans une maison particulière pour y découvrir une histoire, une chronique familiale dilacérée et sournoisement banale.

Le texte de Frédéric Vossier apparaît comme une sorte de drame placide, qui laisse place à une confrontation détournée. Le metteur en scène a bien su développer ces différents contournements en faisant du terre-plein central l’espace de rencontre mais aussi celui de la dissociation des individualités. Cet espace central constitue le lieu du jeu, tandis que lorsqu’on le quitte, on se place à côté sur un banc comme si on attendait notre tour pour jouer. Ces éléments relèvent d’une grande simplicité, mais la promiscuité de cette convention permet de créer une grande force d ‘évocation dans le jeu. Les espaces non-visibles et notamment celui de l’intimité du père peuvent dès lors être pénétrés par le fils avec une caméra. L’image captée par la vidéo constitue soit un instantané de ce qui se produit sur scène, soit une prise interdite au seuil des corps. L’écriture traduit bien la sensation d’étrangeté qui peut naître au sein d’une même famille pour faire accepter sa différence. Les nuits d’errances et d’insomnies des trois personnages sont autant de turbulences qui empêchent l’espace de la rencontre, qui provoquent la colère et la jalousie du père, devinant les attentions de son fils quant à sa nouvelle compagne.

L’espace de la rencontre est aussi décharnée, dans la vidéo la rencontre n’est pas incarnée, elle se substitue à la volonté même de ses images. Du reste, la rencontre au sens de la connivence intellectuelle qui peut naître entre deux êtres n’est plus possible, comme si le Tchat avait remplacé la parole. Il y a quelque chose de terrible dans cette perte de sens, et André le père et l’amant en souffre terriblement. Lui n’est pas plein de langage, son être est bourru mais on sent qu’il s’efforce d’utiliser la parole, une parole caustique et rageuse avec son fils, mais une parole mesurée et douce lorsqu’il s’adresse à l’être aimé. La figure de la femme Patricia est également une figure équivoque, elle est à la fois proche et en même temps très distante avec André, et encore davantage avec son fils. Le rapprochement au sens frictionnel est perçu comme une sorte de violence qu’elle doit subir, ce qui éprouve les sentiments du fils dont la rage s’exprime dans une frénésie électrique et électro.

© Alain Fonteray
© Alain Fonteray

Tommy Milliot avec ses comédiens créent une atmosphère à la fois angoissante et captivante. Le jeu des comédiens qui émerge est un jeu très subtil et très quiet. Les comédiens nous font partager leurs présences, et leurs présences racontent déjà quelque chose. Le texte de Frédéric Vossier nous emporte dans une solitude acharnée, celle d’êtres attachés à leurs propres fantasmes et dont les désirs ne se rencontrent pas. Les personnages ne sont pas maîtres de leurs promesses, ils se contentent de les caresser, et en cela la mise en scène est une bien une mise en scène de la séparation. Le verbe anglais scatter résumerait mieux notre idée, il s’agit bien dans le travail dramaturgique d’un éparpillement, d’une dispersion mais qui en même temps propose un mouvement de l’un vers l’autre. Même si ce mouvement n’est pas en soi actif sur les émotions des personnages, on peut dire qu’il y a frôlement de chair et d’émotions mais que rien ne se gonfle et qu’au demeurant rien n’advient. Le jeu sur l’ombre et la lumière froide et obscure des néons précipite le spectateur dans un espace artificiel, déshumanisé et impitoyable, rendant bien là la force de l’auteur. Frédéric Vossier nous apporte toujours des personnages dotés d’une déchéance première, offerte par la vie ou donnée par les autres, et cette déchéance a un nom : c’est la perte de l’amour, l’impossibilité de vivre son propre récit avec un autre… Sans cet amour, le personnage du père n’est rien, et le fils ne peut pas non plus initier sa vie ; ils sont tous les deux dépassés par la liberté d’une femme qui ne saurait se laisser brider et imposer des désirs flegmatiques. La fuite finale de Patricia est symptomatique de ce qu’elle n’est pas encore devenue son propre spectre, ni son propre récit incarné dans le néant métaphysique et politique de ses fantasmes…
Tommy Milliot signe avec la Compagnie Man Haast, une pièce éclectique bordée par des propositions dramaturgiques intéressantes et des acteurs qui maîtrisent parfaitement la non-maîtrise de la vie de leurs personnages. Lotissement demeure ainsi un très beau travail qui utilise parfaitement les dispositifs de lumières et de sons rasants, effaçant le corps pour laisser place à ce qu’on appelle parfois l’imaginaire…

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