Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN, Spectacles du Festival d'Avignon IN présents à Lyon cette saison

Place des Héros de Thomas Bernhard dans une mise en scène de Krystian Lupa

à l’autre scène de Grand Avignon – Vedène.

La dramaturgie de Krystian Lupa se fige dans une perplexité hiératique. Les corps demeurent en la scène comme prisonniers de leurs paroles, excepté le personnage du frère et de l’oncle dont la lucidité transperce le secret indicible de la mort du protagoniste, le professeur Schuster, professeur d’université juif viennois qui à la veille de retourner à Oxford où il a dèja vécu dix ans en exil, se défenestre de son appartement donnant sur la Place des Héros. La fable de Thomas Bernhard innerve le travail dramaturgique de Lupa avec ses comédiens lituaniens. La pièce se présente en trois tableaux distincts et succincts qui constituent trois entrées possibles dans le drame familial.

Le texte de Thomas Bernhard participe aussi d’une farouche dénonciation politique. En effet, la Place des Héros est lourde de symbole pour les autrichiens. Il s’agit de la place viennoise où Hitler a été accueilli en héros suite à la proclamation de l’Anschluss en 1938. Cette rémanence du passé et de la violence fasciste, et cette persistance du souvenir s’incarnent dans cet être du père, marqué à vie par l’horreur, d’autant qu’en tant que juif, il était le premier exposé. Sa femme, veuve timorée et accablée, vit aussi avec ce souvenir impitoyable à tel point qu’elle ne peut plus souffrir ce lieu où elle vivait la majeure partie de l’année quand elle ne se rendait pas en villégiature à Neuhaus avec ses enfants.

La fracture s’opère au commencement de l’histoire, au basculement du monde. Ce spectacle raconte encore quelque chose de notre Europe fragile et fragmentée et de ses peuples qui cèdent facilement à la tentation des extrêmes. Le spectacle s’approprie cette histoire et tente de la transmettre. L’histoire de la famille du professeur est symptomatique de l’histoire des intellectuels de tous le Xxème siècle. En réalité, Thomas Bernhard avec ce texte fonde l’impuissance du savoir et de la science à contenir une telle approbation. La famille s’ est exilé en Angleterre au cours de la période nazi : l’histoire de la famille nous est contée par bribes par ses différents membres, les filles de la famille, le fils, l’oncle et les quelques amis ou collègues qui les entourent, ainsi que par ses suivantes dont la Zittel, femme à l’aura glacée.

La mise en scène suinte une étreinte glacée, une douleur enclose, les différents tableaux montrent bien une sorte de déréliction du monde. Cette déchéance commence par de petits détails, si elle est presque imperceptible à l’échelle du microcosme familial, on ressent toutes ses implications dans le macrocosme. La violence de l’histoire demeure comme un spectre fertile, et aucun des protagonistes ne saurait s’en détacher. Ce suicide d’un professeur fictif n’est pas sans rejoindre la fin de vie terrible de nombres d’intellectuels directement impactés par les dérive nazi ou les dérives staliniennes et vivant le processus d’acclamation du néant de la pensée dans une dissidence à peine esquissée et terriblement impuissante. Cela m’évoque personnellement le suicide de Paul Celan, ce grand poète et traducteur allemand de Baudelaire entre autres, qui se jeta dans le Seine en 1970. Henri Michaux écrira  dans Méditation sur la fin de Paul Celan, un poème intitulé Le jour, les jours, la fin des jours qui se termine ainsi : « Partir. De toute façon partir. Le long couteau du flot de l’eau arrêtera la parole. »

Cette parole précipitée comme un long couteau réfère aux turbulences de l’histoire, et le metteur en scène dans son travail ne nous a pas rendu cette histoire avec de vulgaires images d’archives, mais il a rendu sensible l’impression créée par de telles circonstances . Ainsi, on entend retentir les cris de liesse réclamant la guérison (heilen en allemand signifie au sens fort guérir), on perçoit dans le second tableau une image en clair-obscur d’un parc à l’horizon duquel se dessine le palais de la Place des Héros. Les effets vidéos appellent en nous une grande perception proche de celle que réclame les stéréoscopes. Cet objet optique aujourd’hui utilisé comme un vulgaire jouet pour enfant et qui est une sorte de boite à l’intérieur de laquelle on peut faire défiler des images, a eu son importance dans la manière d’appréhender et de regarder les images, une manière de se plonger et de pénétrer par son regard l’immobilité d’un lieu figé, d’êtres posés.

L’esthétique de Krystian Lupa apparaît selon ma perception comme assez proche des phénomènes optiques et psychiques induits par un stéréoscope. Il y a une construction de l’image qui est telle, qu’elle apparaît comme une miniature du monde, et la lumière serait presque semblable à la lumière du jour à l’orée de laquelle le spectateur regarde les images dans cette boîte à illusions.

Les personnages racontent une histoire, leurs différents et les écarts qui les caractérisent forment autant de lignes de fuites possibles dans l’horizon du drame. Une des grandes forces de ce travail et particulièrement dans le jeu de l’acteur est le cheminement pour accepter la mort du professeur, pour reconnaître son malaise ( le mot allemand Unbehagen traduirait davantage le lien qui existe entre ce malaise et la société du Xxème siècle). On voit bien en réalité comment voulant échapper à l’acceptation de la mort par une volonté au demeurant indéfectible, les personnages se résignent peu à peu à accepter sa mort et à en comprendre les motivations ( En même temps, peut-on vraiment y résister ?).

Nous ne décrirons pas l’essence de chacun des personnages, mais il nous faut cependant asséner et assainir l’idée que le tragique moderne n’est plus transcendant, mais immanent. Ainsi, il n’existe rien d’aussi persécutant et d’obsédant que la vie sous tous ses aspects et Lupa nous en fait une belle démonstration. Ainsi, en deçà des traces d’une présence historique de la catastrophe de la persécution nazie et de l’holocauste et du fait même du climat de tension engendré par le drame, un questionnement sur la vie semble donc engendré entre le passé, le présent dans lequel on vit, et l’avenir qui nous attend.

Ce questionnement sur la vie est intense et passe par une remise en cause individuelle de sa propre existence, et la mort du père est une sorte de prélude à cette libération progressive. Les discussions familiales autour de la question du patrimoine, de la vente des biens, selon les lieux où ils se dessinent n’ont rien d’anodines et de banales. Il ne s’agit pas de savoir ce que l’on va faire du patrimoine, il s’agit de l’écarter au plus vite et de s’en débarrasser de même, même si chacun feigne de ne pas vouloir le vendre au plus offrant. En réalité, les êtres qui nous sont décrits sont dans l’ombre, leur monde est un stéréoscope et ils en perçoivent les limites écloses dans les haies de violence et de pogroms du passé pouvant resurgir à touts moments (la haine antisémite est d’ailleurs subtilement évoquée à travers une référence de l’oncle qui rappelle à sa nièce le harcèlement qu’elle a pu subir).

© Christophe Raynaud de Lage lupa
© Christophe Raynaud de Lage

L’ensemble des comédiens interprètent gravement une sorte d’oraison du savoir et de la culture, un texte désespéré et désespérant qui pourrait nous mettre encore en garde sur notre vacuité, si nous n’étions pas persuadés déjà que nos vies ne servent à rien et que l’humanité progresse en douleur et en perte et se contente de l’espoir, comme un ferment vicié. Cependant, il reste que la lucidité du spectacle, son sens aigu du théâtre et de la perception, peuvent aussi faire naître une certaine forme d’admiration au sens d’un miracle de la vie qui bousculerait la bienveillance de chacun, et le personnage de l’oncle est en cela un être incroyable incarné par un comédien dont la mesure dépasse la définition même de ce que l’on pourrait nommer du talent ou du génie : il dit la vérité. En cela ce personnage et toute la pièce répondent au Roi Lear monté par Olivier Py l’année dernière. Le duc d’Écosse termine la pièce en citant une phrase de Wittgenstein : « Reste la vérité comme un dernier devoir », de même que le silence de chacun engendrait une machine de guerre, cette pièce de Thomas Bernhard sublimée par Lupa répondrait aux mêmes questionnements et aux mêmes interrogations… La vérité dépasse le silence qui l’anéantit dans son orgueil et la blesse dans son idéologie ou dans ses certitudes…

Il y a quelque chose chez Lupa d’un art éteint, sans flambeau, pesant et pourtant aérien, un souffle in-consumée prêt à faire naître des regards compatissants et amoureux dans l’orgueil du spectateur. Ce n’est pas la fascination qui prédomine au premier abord mais une sorte de sensation étrange d’ennui, mais l’ardeur dramaturgique bientôt nous emporte aux seuils d’une histoire, notre histoire, celle de tous, celle qui doit nous faire haïr les politiques les plus sombres qui sous couvert d’obséquiosités nous promettent de grands changements portés par un vent fielleux…

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