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Angels in America de Tony Kushner dans une mise en scène de Aurélie Van Den Daele par le Deug Doen Group

Spectacle joué du 6 au 8 octobre au Théâtre de la Croix-Rousse

Si la thématique identitaire est actuellement au cœur de la primaire de la droite et du centre, entre les chantres de « l’identité heureuse » (Alain Juppé) et ceux de l’assimilation et de « nos ancêtres les Gaulois » (Nicolas Sarkozy), le thème de l’identité est également au cœur d’Angels in America. Difficile de s’imaginer que cette pièce a été écrite en 1987, par Tony Kushner, et que l’action se déroule à New York en 1985, tant elle ne semble pas appartenir à un passé révolu. La mise en scène contribue à renforcer son caractère éminemment politique en particulier dans le fait d’interroger nos sociétés contemporaines. L’Alchimie du Verbe s’est entretenu avec Aurélie Van Den Daele, qui nous a précisé sa vision de l’œuvre :

« La pièce est certes écrite en 1987, elle est précise, l’action est contextualisée, certains la trouvaient datée. Mais j’étais convaincue qu’elle ne s’inscrivait pas que dans le passé. L’identité est en effet un sujet important de la pièce. Certes, ce sont les années 80, en Amérique, mais il y a une portée aujourd’hui. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que la race ? C’est une pièce sur l’humain, les sentiments, les émotions ; comment on affronte la maladie et notre rapport avec elle. Il y a une vraie réflexion sur notre société contemporaine.»

Dans une Amérique sclérosée par le puritanisme, cette identité –sexuelle, religieuse, etc.- est questionnée tout au long de la pièce et il convient de saluer le travail sur la scénographie qui souligne parfaitement les contradictions des différents personnages. Une cellule en plexiglass est présente sur scène, ce qui permet tout d’abord de jouer des scènes en simultanée. Mais elle apparaît également comme un lieu de refuge ou d’isolement, soulignant les états d’âme de ses occupants. Harper, psychotique dépendante au Valium, ne parvient pas à affronter le réel, et vient s’y réfugier. Son compagnon, Joe, est un mormon républicain qui découvre son homosexualité. A sa manière, il ne parvient pas également à affronter le réel en n’assumant pas son identité sexuelle qui peut paraître en opposition avec ses choix politiques ou religieux. Tout en étant ici un espace d’enfermement, la cellule en plexiglass révèle également le conflit intérieur des personnages.

« Nous avons fait un grand travail sur la scénographie. Cette cellule en plexiglass est protéiforme. Elle n’est pas définissable en tant que telle. Dans la pièce, Tony Kushner donne beaucoup de didascalies qui représentent de nombreux lieux. En ce sens l’écriture est très cinématographique et je voulais proposer une approche théâtrale : un espace unique qui contient des cellules, dont celle-ci. Cela permet la simultanéité des scènes, gageure au théâtre. Mais c’est également une cage, un lieu d’enfermement. Elle est à la fois lieu de rêverie et elle cloisonne les personnages. »

La mise en scène d’Aurélie Van Den Daele, outre sa capacité à interroger nos sociétés contemporaines, est également d’une grande puissance esthétique. La figure de l’ange, dans une scène sensuelle et charnelle, apparaît dans une atmosphère onirique quasi envoûtante. Le jeu de lumière et de fumée dans la cellule en plexiglass rend son apparition surréaliste ce qui brouille la frontière entre le réel et le virtuel, le temporel et le spirituel. Ce choix est d’autant plus intéressant que la pièce souligne l’obsession de nos sociétés à vouloir tout classifier. Chaque personnage doit rentrer dans une case : Mormon, juif, homosexuel, Noir.

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©Marjolaine Moulin

Qu’est ce qui est réel, spirituel, religieux. Ce souci de classification montre ses limites et contradictions, à l’image du personnage de Roy Cohn, célèbre avocat new-yorkais, qui ne parvient pas à assumer pleinement son identité : homophobe, il est en réalité homosexuel ; antisémite, il est pourtant juif. Malade du Sida, il s’enferme dans le déni, affirmant qu’il a un cancer du foie. Le fantôme d’Ethel Rosenberg, qu’il avait condamnée à la chaise électrique des années plus tôt, revient le hanter. Les destins des personnages convergent et peignent une société malade dans laquelle le Sida apparaît comme une catastrophe, une punition quasi divine.

« Ethel Rosenberg tout comme Roy Cohn sont des personnages qui ont vraiment existé. Roy Cohn était homosexuel et homophobe, juif et antisémite. Tony Kushner réécrit l’histoire et règle des comptes avec la politique et la communauté homosexuelle. Ici,  Ethel sert de catharsis. Il la fait revenir et cette figure vient se venger de lui, qui l’a condamnée. Mais on a presque un rapport connivence entre les deux.  Tony Kushner se joue du bien et du mal et fait triompher Roy Cohn avec sa dernière blague. Derrière cela, il y a une fonction morale et une vraie fonction tragique : la description de la maladie, comment on vit avec. »

Dans la deuxième partie, l’atmosphère bascule dans un surréalisme propice aux délires hallucinatoires. Les scènes se succèdent avec une grande fluidité, le rythme est extrêmement dynamique à la façon d’une série, ce qui est renforcé par l’usage d’écrans lumineux annonçant les scènes. Les hallucinations des personnages sont parfaitement mises en valeur par le travail sur la lumière et la vidéo. Alors que la scénographie pouvait faire penser à un décor type hangar dans la première partie –banquette de sièges, distributeur de boissons, sol en béton- soit un lieu délaissé, la deuxième partie offre un décor plus mouvant, plus coloré, non-identifiable, comme si cet espace en abandon acquérait une seconde vie. Ce changement de décor n’est pas seulement esthétique, il est le reflet de l’intériorité complexe des personnages. Par ses choix de mise en scène, Aurélie Van Den Daele fait de ce spectacle bouleversant de destins croisés une œuvre inclassable d’une grande catholicité. Une épopée fleuve questionnant notre monde, son conformisme, et la capacité pour chacun de se construire une identité individuelle et collective.

David Pauget

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